Compte tenu de leur histoire et du rôle qu’ils ont joué dans la région, les Afars méritent une historiographie autrement plus importante que celle qu’on leur réserve habituellement. Mais souvent obnubilés par l’ Abyssinie, les historiens européens ont tendance à déformer ou à passer sous silence la contribution des peuples musulmans à la formation d’Etats puissants et indépendants tels que l’Ifat et Adaal, Le point de départ de ceux qui édifièrent au XV ème et XVI ème siècles le plus puissant empire musulman de la corne de l’Afrique se trouve aujourd’hui à Djibouti. Il s’agit de Adaïlou, petit village où l’ancêtre des Adaal(1), Haral-Maahis, donne naissance à sa lignée. C’est aussi la porte de Wéima, région rebelle contre l’empire des Danakil ou empire Ankala(2).
«Dans leurs témoignages historiques, les différents chroniqueurs (abyssins, arabes, portugais) ont utilisé des appellations hétérogènes pour désigner le peuple Afar»(3). En effet, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, différents noms sont donnés à ce peuple qui se nomme lui-même «Afar» – Danakil, Malassaï, Adaal, Wad’ali: autant de noms et autant de confusions qui obscurcissent l’histoire déjà méconnue de cette nationalité. Or, il faut noter que la méconnaissance de leur passé est due davantage à la carence des écrits qu’à l’absence d’une histoire cohérente et reconstituable. Précisément, la tradition orale offre des informations précieuses par le biais de l’histoire rapportée, de l’épopée de chaque tribu, de légendes d’ancêtres, de chants de guerre, de louanges et d’éloges tribaux, etc.
Si l’on se fie à l’apport de la tradition et des écrits rares et épars que l’on trouve sur ce peuple, on peut tracer les grandes lignes et mutations ayant conditionné l’évolution politique et l’expansion des Afars dans la région. Si l’histoire de la France est en partie celle de la maison de Hugues Capet, celle des Afars peut être résumée par l’histoire de la chefferie Ada’ali ou Adaal. Les récits oraux s’accordent en premier lieu sur un constat: les Afars habitaient à l’origine sur les deux rives de la mer Rouge. Lors des grandes migrations, vers 2500-2000 avant notre ère, les ‘Ablésou Hadarmo traversent la mer et s’installent sur les côtes africaines.
Puis ils effectuent deux vagues d’émigration, certainement dues sous la poussés des autres peuples: l’une vers le nord (l’Erythrée) et l’autre vers l’intérieur du pays (We’ima). Quelques siècles plus lard, l’arrivée des Ankala, toujours de la péninsule arabique, imprime une nouvelle configuration à la région. Cette puissante tribu asseoira son autorité sur le littoral occident, de l’île Dahlak au golfe de Tadjoura, guerroyant contre les peuples autochtones. Les Ankalas se trouvent confrontés à un empire local connu sous le nom de Souguète et dirigé par les Douloum(4). C’est sur les ruines de cet empire que les Ankala, de plus en plus conquérants, édifient le leur. Communément appelé «empire des Danalil», Rahaïto devient le chef-lieu de cette nouvelle autorité. Peut-être, comme le soutiennent certaines hypothèses, ont-ils également soumis les ‘Ablés et vassalisé la région de We’ima ? Toujours est-il que le règne des Ankala connaît une exceptionnelle longévité, car il ne succombera qu’à la fin du V ème ou VI ème siècle, sous l’assaut d’une coalition de tribus menée par les Ad’ali. Cette dernière tribu s’emparera des emblèmes du pouvoir (tambours sacrés = dinkara), du trône (‘arkayto) et du ruban de pouvoir (kalawta). Des luttes incessantes opposent l’empire Ankala aux autres groupes Afars installés à We’ima, en particulier les ‘Ablés. Les férocités et les exactions Ankala sont restés gravées dans la mémoire. Le dernier dardar de cette chefferie, dit-on, découpait les bras des chefs des tribus qui ne payaient pas les tributs annuels en nature (‘isso) et n’hésitait pas à utiliser les cibles humaines pour s’exercer à l’arc et à la lance.
Ce sera le cinquième petit-fils de Haral-Mahis qui mettra fin à l’empire Ankala. Il est nécessaire, voir indispensable, de relater l’histoire de Haral-Mahis et de sa descendance pour comprendre l’histoire des Afars. Haral-Mahis, personnage de légende dont on arrive à décanter une histoire trop souvent embellie et simplifiée, a fui la cour de Gi’dar, chef Ankala. Il n’est pas guerrier, encore moins héros. Tout ce que l’on sait est qu’il vient se réfugier à Adaïlou où Ali ‘Ablis, chef des ‘Ablés, le prend sous sa protection. Les ‘Ablés se singularisent par leur refus de l’autorité Ankala et ne trouvent pas des ressources nécessaires pour mettre un terme aux razzias de Rahaïto. Ali ‘Ablis nomme Haral-Mahis comme son second et lui donne sa fille en mariage. Celui-ci aura quatre fil; Môda lé Arbahim (ancêtre éponyme de Modayto), Ad’al (ancêtre de Ad’ali), Sambolak’oli (celui des Dambahoyta) et Oulou’tan (ancêtre des Oulou’lo)(5).
Haral-Mahis trouve à Wé’ima des alliés déterminés à empêcher l’intrusion des Ankala, et ses partisans le rejoignent. En dépit de la cohésion de ces forces, ils n’arrivent pas à inquiéter l’autorité Ankala. Il naît même des dissensions entre les ethnies vivant à Wé’ima; entre autres, les Addoukoum contestent l’intronisation d’un «étranger» et quittent le pays. À la mort de ‘Ali Ablis, le deuxième fils de Haral_Mahis, Ad’al, accède au pouvoir et donnera son nom à la plus puissante chefferie Afar après les Ankala.
Il faut donc attendre le cinquième petit-fils de Haral-Mahis, Gibdi-Hamad («Ahmed le dur») pour assister à la défection des Ankala. Le roi Ankala, grand-père maternel de Gibdi-Hamad, tue son gendre en apprenant qu’il est Ad’ali, c’est-à-dire membre d’une tribu ennemie. Et plus tard, lorsque Gibdi-Hamad apprend par la bouche de son Grand-père, Dinga’Yakami, les circonstances dans lesquelles son père a connu la mort, il jure de le venger. En effet un jour, Dinga’Yakami, harcelé par les questions de son petit-fils sur la disparition de son père, aurait déclaré :« Si tu veux savoir qui a tué ton père, demande à ma lance», désignant son arme appuyée près de l’entrée de la maison. Lorsqu’il atteint l’âge initiatique, Gibdi-Hamad rejoindra la tribu de son père à Tadjoura, le nouveau chef-lieu de la famille Ad’ali, et lève une formidable armée contre les Ankala. Ces derniers sont décimés à Warraysa-Dagad, au sud d’Assab. De retour à Tadjoura, il s’empare des emblèmes du pouvoir (dinkara = turban ) et se proclame dardar. Ce qui provoque une vive réaction du dardar évincé, ‘Asa Kamil (oncle paternel de Gibdi-Hamad), et des habitants de Tadjoura. Finalement, un compromis se dégage : Gibdi-Hamad se voit confier la sultanat de Rahaïto, celui de Tadjoura étant restitué à son détenteur.
Depuis, l’histoire des Afars se confond avec le destin de cette chefferie. Un destin ponctué d’ambitions à l’échelle régionale, marqué de consécrations et d’échecs. Dans bien des domaines, les Ad’ali bouleversent les institutions sociales et politiques; ils parachèvent ce que les Ankala ont amorcé timidement, consolidant leur pouvoir par des manœuvres fondées sur l’alliance et la ruse. Ceux qui ont contribué à leur victoire reçoivent des zones de pâturages en échange de leur loyauté, en même temps prêtent allégeance au nouveau pouvoir installé à Rahaïto. Sous la direction des Ad’ali, les mouvements migratoires vers l’est s’accentuent et s’opèrent en vagues successives.
L’ascension de la nationalité Afar coïncide avec l’expansion de l’islam dans la région. Elle épouse avec fougue l’épopée de la guerre sainte contre les Abyssins infidèles. Il devient pratiquement impossible de séparer l’hégémonie Ad’ali de la consécration de l’islam. Dépositaires attitrés de l’islam, les Ad’ali en font également une arme politique en vue d’ancrer leur pouvoir.
Cependant, la destruction effective de l’empire Ankala reste inconnue, de telle sorte que les voyageurs arabes continueront à parler de cet empire longtemps après sa disparition. C’est entre 1400 et 1500 que les Afars (que les chroniqueurs désigneront par «Adaal», nom de la chefferie) achèvent leur expansion et s’installent au sud-ouest de l’actuel Harar. Sur les ruines de l’Ifaat, ils édifient le puissant empire musulman qu’on a appelé «empire Adaal»(6). En 1500, ils atteignent l’apogée de leur ascension. Leur capitale, Dakka, formera le point de ralliement de l’armée des imams déterminée à en découdre avec les Abyssins, lesquels ont détruit Ifaat et menacent en permanence l’Adaal. En 1516, l’empereur abyssin Lebna-Denguel défait l’armée de l’imam Mahfouz et le tue. Son successeur, l’imam Ahmed Ibrahim plus connu sous le sobriquet d’«Ahmed Gragne» («le gaucher» en Amharique»), organise une coalition des peuples islamisés et dévaste l’Abyssinie pendant vingt ans, de 1523 à 1543.
Notons que depuis le XIIème siècle, les guerres de religion opposaient les musulmans aux chrétiens. Jusqu’à l’avènement d’Ahmed Gragne, les harcèlements de part et d’autre, sans victoire ni paix, bénéficient aux princes abyssins. A partir de 1529, l’armée dirigée par l’imam, plus motivée et plus disciplinée, prend le dessus. Le 11 mars 1529, Lebna Denguel est battu. Choa, Wollo et Lasta sont dévastées et conquises.
C’est l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de Ï’Abyssinie. Les églises, les palais et les habitations sont rasés; les prisonniers sont vendus comme esclaves ou islamisés. Bientôt, le Tigré est atteint, la ville d’Axoum est détruite. Pour Ahmed Gragne, la conquête de l’Abyssinie implique l’éradication de la religion chrétienne et sa domination régionale. Les Habachas (Abyssins) n’ont-ils pas failli détruire La Mecque (païenne) vers 540? Dès lors, ils apparaissent comme une force susceptible de menacer à tout moment le sanctuaire sacré de l’islam en Arabie; la hargne qu’ils manifestent pour s’opposer à l’avancée de l’islam est en soi significative. C’est la connotation religieuse de cette guerre qui contraint les Portugais à intervenir aux côtés de l’Abyssinie et à secourir le nouveau roi Galaoudéos (Claude). Ils débarquent à Massawa et viennent épauler les troupes en débandade du roi. Quatre cents Portugais, commandés par Dom Christophe de Gama, défont à la première rencontre l’armée de l’imam. Lors de la deuxième confrontation, les Portugais sont vaincus et de Gama est décapité. La bataille décisive s’engage en fait près du lac Tana, durant laquelle Ahmed Gragne trouve la mort en 1543. Ses troupes privées de leur chef charismatique cessent la Jihad, les différentes composantes de l’armée regagnant leurs régions respectives. Les successeurs d’Ahmed Gragne n’arrivent pas à mobiliser une armée puissante face à des Abyssins encouragés et armés par les Portugais. Les imams Adaal se replient sur Harar et, faute de moyens offensifs, pratiquent une politique défensive, se limitant à contenir les Abyssins.
À la fin du XVIème, «un nouveau phénomène va intervenir, qui va éclipser la guerre christiano-musulmane», écrit M. Abdoulkader, évoquant la horde des guerriers Oromos qui déferle sur Harar. A ce phénomène va s’ajouter la peste, qui finit par mettre à genoux l’empire d’Adaal. Les imams n’arrivent pas à endiguer l’intrusion des Oromos, leurs razzias et l’épidémie menaçant leur capitale. Désarmés, affaiblis militairement, accablés par la famine, ils se déplacent vers le nord-est, sur la rive du fleuve Awash, à Aoussa. Là, ils tentent d’édifier un sultanat dont ils perdent, quelques années après la direction dans des circonstances non élucidées, au profit d’une tribu autochtone, les Aïdahissos. C’est cette fraction qui érige le royaume en abandonnant la dénomination traditionnelle de «imam» ou de «dardar».
Ainsi s’achève la longue marche des imams Adaal, de la chefferie Ad’ali. Il faut noter que certains historiens se sont acharnés à dénier toute paternité de l’empire musulman aux afars. Alors que les chroniqueurs abyssins – et encore aujourd’hui les autorités éthiopiennes – font explicitement référence à cette nationalité lorsqu’ils évoquent le terme «Adaal». L’ultime repli des familles régnantes de Harar vers Aoussa indique suffisamment l’origine de ces hommes et, par voie de conséquence, celle d’Ahmed Gragne, pour que la confusion soit levée à ce sujet. Le déclin puis l’émiettement de l’empire d’Adaal marque la lente et continue régression des Afars à partir du XVIIème siècle. Désormais, sous la pression des Oromos d’une part, et la poussée des nomades Somalis d’autre part, ils abandonnent la rive de l’Océan indien,quittent donc la région de Harar et de Zeyla. Puis le processus de repli se ralentit, mais ne s’arrêtera pas avant nos jours où l’intervention des États modernes – tantôt la Somalie tantôt l’Éthiopie – accentue la décadence de ce peuple.
Les mouvements de reflux se caractèrisent par la perte de territoire à laquelle ni le roi d’Aoussa, ni les dardars ne réagissent, persuadés qu’ils sont en sécurité dans leurs fiefs respectifs. Les autres chefferies vivant à l’est de Awash, dotées de pouvoir moins solides et moins centralisé, ne pouvaient organiser de défense sérieuse face à des ennemis sournois
ou puissants. Agressés sur leurs périphéries par des peuples musulmans (Oromo, Somali) et chrétiens (Tigré et Abyssin ), les Afars optent pour un isolement farouche que les puissances coloniales sauront exploiter pour les diviser. Ce qui facilitera leur morcellement entre l’Italie et la France au XIXème siècle, avant de distribuer les dépouilles à l’empire éthiopien.
Quant à la progression des Issas vers l’est, elle trouve en la France un allié décisif : en 1928, dans la région de Dikhil, on assiste à la création d’une zone tampon en faveur des Somalis, sous prétexte de sécurité autour de la voie ferrée Djibouti-Addis Abeba. Auparavant, les campagnes expéditives de part et d’autres n’entraînaient pas de modifications de frontières, dans la mesure où ces guerres
opposaient de petites tribus entre elles. Avec l’arrivée de la France et la construction du chemin de fer, «les somalis purent développer leur position et consolider leur expansion, déjà amorcée au cours des siècles précédents»(Oberlé). D’édifiantes entreprises de «pacification» des Afars de Debné nous sont relatées par Lippmann dans Les Guerriers somalis.
Nous constatons que les Afars et les Somalis se rencontrent momentanément au XVIème siècle pour mener la guerre sainte contre l’Éthiopie. Ils n’eurent pas cependant l’occasion de se familiariser les uns les avec les autres, tandis que les accrochages endémiques ne cessèrent jamais. Ce fut pour la première fois, à l’occasion de la création de Djibouti par les Français, que les deux nationalités entreprirent une cohabitation forcée.
Si l’histoire a séparé les Afars et les Somalis, leurs cultures et leurs organisations sociales ne semblent pas les disposer non plus à une coexistence harmonieuse.
NOTES :
(1) Terme par lequel les Amharas désignent les Afars depuis le XVème siècle.
(2) Le premier royaume ou empire Afar a été créé par la chefferie Ankala. C’est la déformation du terme Ankala qui donnera le nom de Danakil, par lequel les Arabes désignèrent pendant longtemps les Afars.
(3) La revue Jonction, 1977, M. Abdoulkader.
(4) Souguète signifie «ceux qui étaient là». Aujourd’hui encore, que Souguètes existent, et comprennent à peine une centaine d’individi mémoire de M. Cassim Ahmed Dini.
(5) Cf. Marcel Chailley, Notes sur les Afars de Tadjoura, p. 16. Les ta créent le sultanat de Bidou (entre Massawa et Assab); les Ad’al dans la région de Tadjoura avant d’entreprendre une remarquable as XVème et XVIèmc Siècles.
(6) L’empire d’AdaaI, comme son nom l’indique, et ce que confirme la chronique abyssine, était dominé par les Afars. Mais il tirera sa puissance de sa coalition avec les autres peuples islamisés.